Si Nicotiana tabacum (tabac cultivé) est de très loin le plus répandu mondialement, au Vietnam on utilise aussi beaucoup le tabac Nicotiana rustica (petit tabac, tabac des jardins) ici appelé thuoc lao (thuốc lào). Le premier, importé en Asie au début du 17ème siècle, se retrouve de nos jours généralement sous forme de cigarette, alors que le second qui est en fait la première variété de tabac cultivée par l’homme, se trouve en sachet et se fume principalement à l’aide de typiques pipes à eaux. Un petit tour à pied dans la capitale et vous remarquerez vite son omniprésence et sa valeur culturelle.
Le thuoc lao, une spécificité vietnamienne
Les origines
On ne sait pas exactement d’où vient le nom thuoc lao. En vietnamien, “thuốc” fait référence ici au tabac et “lào” est un mot homophone avec Laos, le pays. Mais si vous demandez une pipe à eau pour fumer le tabac lors d’un voyage au Laos, aucun Laotien ne vous comprendra. Et montrer une pincée de thuoc lao, emballée dans un sac en plastique, mènera au même résultat. Même en remontant à ses origines d’introduction dans le pays depuis le Guangdong, Guangxi, Yunnan et Chongqing en Chine, personne ne connaitra ce terme non plus. Pourtant là-bas, dans certaines régions montagneuses du Yunnan, les gens ont fumé un type de tabac appelé thuoc bao. Cependant, il s’agit plutôt de cigarettes que de pipe.
D’ailleurs personne ne sait vraiment depuis quand les Vietnamiens fument ce tabac thuoc lao. Selon des preuves archéologiques, les premiers foyers en céramique utilisé pour fumer le thuoc lao, les dieu bat, remonteraient à la période de la dynastie de Ly (1009 – 1225). Mais ces foyers anciens sont de confection trop moderne par rapport aux autres types de pipes tels les pipes en bambou, dieu cay. Cela montre juste que la fabrication de céramique était bien développée pendant la période de la dynastie de Ly. Cependant ils n’indiquent pas la période de naissance de l’usage du thuoc lao.
Un produit régional
Le thuoc lao se cultive et se consomme principalement la partie nord du pays, de la province de Quang Binh (Dong Hoi) jusqu’au plateau de Ha Giang frontalier avec la Chine. Mais c’est dans les zones côtières du delta de fleuve Rouge entre Hai Phong et Nam Dinh (Tien Lang, Vinh Bao, Thai Thuy, Thai Binh) qu’il est le plus renommé. Non loin de Hanoi, à Bac Ninh, on cultive également cette plante mais elle n’y est pas de très bonne qualité. Les plantes de thuoc lao nécessitent un taux de croissance modéré. Il faut les composter avec du fumier, mais si les plantes poussent trop vite le tabac sera trop fort pour être fumé. En revanche, avec une pousse trop lente, le tabac n’aura pas de goût.
Avant de pouvoir fumer le thuoc Lao, les feuilles sont cuites, tranchées, séchées et traitées avec de l’eau de riz qui permet de conserver l’humidité du produit final. Pendant la guerre, dans le nord du Vietnam, le thuoc Lao provenant de Tien Lang était vendu dans des emballages en papier noir sous la marque Thong Nhat. À cette époque, le thuoc Lao était mélangé souvent avec beaucoup de débris, et le papier d’emballage mince se montrait inefficace à retenir l’humidité pendant la saison sèche : les pincées du tabac s’émiettaient. Alors, après avoir acheté du tabac, on y mettait des écorces de mandarine pour le garder humide.
C’est dans sa façon de le fumer et son processus de préparation des feuilles de tabac que le Thuoc Lao est une vraie spécialité vietnamienne.
Les usages du thuoc lao
Le thuoc lao se fume à la pipe à eau. Le principe étant de filtrer la fumée dans l’eau avant de la faire entrer dans les poumons. Une expression vietnamienne dit que «les cigarettes provoquent la tuberculose, mais les thuoc lao sont bons pour les poumons». Ainsi les fumeurs pensent que la fumée filtrée dans l’eau est une bonne fumée. Quant à savoir si l’eau de filtration est bonne ou non, il faut demander aux personnes âgées qui cultivent les orchidées Cymbidiums : il suffit de la passer une seule fois sur les feuilles, et tous les vers et insectes mourront. D’ailleurs la confection de pesticide organique à base de thuoc lao est largement répandue. Paradoxalement, les plants de thuoc lao sont souvent attaqués par des insectes au moment de la récolte. On utilise alors de la colle faite de riz gluant que l’on roule sur les feuilles.
Enfin un autre usage de thuoc lao est la chique, seul ou avec du bétel, afin d’en extraire la nicotine et profiter de ses différents effets. Elle se trouve à une concentration particulièrement élevée dans ce tabac, à environ 9% contre 1 à 3% pour le tabac commun.
Différentes sortes de pipes à eau
Traditionnellement, les vietnamiens utilisent 3 sortes de pipes à eau :
- La pipe en bambou, dieu cay. A l’origine elle est faite dans le chaume d’un bambou dont les cloisons sont percés. Celle du fond est conservée afin de maintenir l’eau. Le fourreau est aussi en bambou. Sa simplicité en fait surement la plus ancienne. Elle mesure environ 60cm et de nos jours d’innombrables variations existent autant pas la taille, le mélange de matières et les décorations plus ou moins riches. Pour ceux qui n’était pas fortunés, on utilisait la dieu cay pour fumer le thuoc lao. Le nom est en fait étroitement lié aux paysans et leurs charrues (cày c-à-d charrue en vietnamien). Tôt le matin, lorsqu’ils se rendaient au champ pour travailler, ils accrochaient souvent une dieu cay et une théière sur leurs charrues.
- La pipe en bois dieu ong. Surement dérivée de la première et fabriquée initialement en bambou, elle se distingue par sa petite hauteur mais sa plus grande largeur. Avec le temps elle est finalement fabriquée dans du bois d’acajou avec des décorations en argent et en ivoire. C’est en fait la plus luxueuse de toute.
- Le foyer en céramique dieu bat. C’est celle que les archéologues peuvent dater. Les gens de la classe moyenne utilisent souvent des foyers en céramique, mis dans une caisse en bois avec une poignée. Le tuyau pour fumer est un tube en bambou droit avec des motifs décoratifs. Une extrémité du tube de bambou est brulée et insérée dans le trou du foyer. Le fumeur qui utilise le foyer en céramique doit allumer lui-même le tabac. On introduit le thuoc lao dans le petit fourneau du foyer, puis on allume le tabac tout en aspirant. Puis, on utilise un bâton pour faire sortir le résidu en fumant une dernière fois. Le tuyau était également utilisé dans l’ancienne société pour punir les enfants de moins de dix ans : si ces derniers n’étaient pas sages, on utilisait le tuyau pour les fouetter.
Dans les régions montagneuses du nord Vietnam, il existe aussi la dieu uc, une sorte de pipe en bambou comme la dieu cay mais qui ne fait presque pas de bruit. Mais celle-ci est plus difficile à maîtriser. Il faut un certain temps d’apprentissage pour que l’eau ne vienne pas jusqu’à la bouche. Les jeunes soldats vietnamiens stationnés dans les montagnes du nord l’utilisent très bien. Ils savent même comment faire sortir le résidu de la pipe avec style. Après avoir fini de fumer, ils soufflent dans la pipe afin de faire sortir le résidu de tabac du fourneau. Suivant une belle courbe en forme d’arc-en-ciel, il tombe ensuite précisément dans un bol. Et ces soldats ne ratent jamais leur cible.
Les servants
Il fut un temps où le nom «dieu dom » désignait des personnes qui avaient un travail spécifique : il s’agissait des servants qui aidaient les riches ou les mandarins de l’ancienne société vietnamienne à fumer le tabac avec les pipes à eau.
Les fumeurs peuvent utiliser eux-même le dieu cay et le dieu bat. Mais pour le dieu ong, il fallait absolument avoir un servant. Le fumeur de thuoc lao attendait assis que son servant lui prépare la dieu ong, dont le tuyau mesurait environ un mètre de long. Lorsque son maître sortait, le servant devait transporter le nécessaire : boite à tabac, outils pour le feux et bien sûr dieu ong, afin que ce premier puisse s’arrêter fumer à sa guise. Seuls les mandarins ou les riches pouvaient poursuivre un tel passe-temps. Dans les villages, certains enseignants fumaient le thuoc lao en utilisant également la dieu ong. Ils utilisaient alors leurs élèves comme servants. Cependant après la Révolution d’Août 1945, utiliser des servants pour fumer n’était plus convenable. Par conséquence, le tuyau de la dieu ong a dû être raccourcie pour que le fumeur puisse l’utiliser seul.
Le travail des servants commençait en début de journée. Ils devaient changer de l’eau de la pipe et la nettoyer. Le fourneau et les pièces argentées sur la pipe étaient polis avec des cendres de bois. Les pièces en acajou perlé avec des feuilles de bananier séchées. Ils devaient également nettoyer le tuyau à l’aide de baleines de parapluie. Enfin, il fallait couper du bambou pour en faire des allumettes. Les bâtonnets en bambous brulent très bien mais ne sont pas goût des poètes. Selon eux, s’ils les utilisent pour fumer, ils composent de mauvais poèmes, « à l’odeur puante ». En 1956 l’usine d’allumettes Thong Nhat voit le jour. Les Hanoiens amateurs de thuoc lao délaissent alors le bambou au profit d’allumettes en bois minces et blanches.
Où fume t’on le thuoc lao
Jusqu’à présent, toutes les petites gargotes de thé de Hanoi possèdent encore une dieu cay. Sa simplicité d’utilisation en est la raison. Une bonne dieu cay est celle qui produit un bruit fort quand on la fume. Cela incite de nombreux clients à s’arrêter pour boire de un verre de thé et fumer. Deux gargotes qui se trouvent proches l’une de l’autre rivalisent par le bruit des dieu cay. Comme tous les autres tabac, le thuoc lao est aussi addictif. On dit que c’est comme l’amour. «Le thuoc lao me manque tout comme elle. J’ai pourtant enterré tout mon attirail. Mais je l’ai déterré vaille que vaille. Pour pouvoir encore fumer de plus belle».
Les Vietnamiens fument de moins en moins le thuoc lao, mais le fument toujours. Il est d’ailleurs très aisé de s’en rendre compte en voyageant dans le nord. Tous les restaurants de campagne possèdent une table pour boire du thé et fumer le thuoc lao après le repas. En prêtant attention on remarque la dieu cay un peu partout. Dans les cafés posée dans un seau, accrochée au scooter des ouvriers agricoles, dans la portière des chauffeurs de bus, dans les guérites des gardiens. Certains journalistes vietnamiens bien connus voyagent à l’étranger avec leur mini dieu cay. Et se prennent en photos en train de fumer du thuoc lao devant la Maison Blanche. Un dramaturge célèbre n’apporte lui que le fourneau. Puis utilise une cigarette allumée pour créer un trou sur une bouteille plastique et y enfonce le fourneau. On a alors une «pipe à eau en plastique».
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