Le pont Paul Doumer, de nos jours pont Long Bien, est un ouvrage d’art majeur de la capitale du Vietnam. Situé à proximité immédiate du vieux quartier de Hanoi, il étire sa silhouette sur 1680 mètres en travers des eaux du fleuve Rouge. À l’aube de ses 120 ans, il a certes perdu de sa superbe, la moitié de son treillis de poutres, mais il s’est en contrepartie chargé d’histoires et de symboliques fortes, qui bientôt, espérons, lui vaudront une rénovation bien méritée. À travers quelques moments marquants voici son histoire, et celle résumée du Vietnam récent.
Le contexte et la genèse du pont Paul Doumer
Le réseau de transport à la fin du 19ème siècle
En 1897, lorsque Paul Doumer prend ses fonctions de gouverneur général d’Indochine, le réseau de transport est encore très limité dans l’Union indochinoise. Au Tonkin, cela ne fait qu’une dizaine d’années que Hanoi est officiellement “cédée” à la France. Les routes empierrées sont rares et les autres se transforment facilement en bourbiers à la première pluie. Le terrain est difficile et voyager en sécurité n’est pas garanti. Même si les fameux Pavillons noirs sont déjà de l’histoire ancienne, et les derniers foyers armés du mouvement Cần Vương favorable au roi ont été défaits, il reste toujours quelques brigands et réfractaires à l’arrivée des nouveaux occupants.
Personnes et marchandises voyagent alors essentiellement par voie fluviale; parcourant les rivières et leurs embranchements, les traversant à l’aide de bacs.
Les voies d’eau sont en abondance dans les plaines et deltas du Vietnam. Rivières, lacs, marécages, enserrent les villages. Hanoi comptait encore plus de 250 lacs à l’arrivée des Français (contre 900 à l’époque féodale). Des portes écluses reliaient le fleuve Rouge au réseau de rivières, canaux et lacs de la capitale permettant aux petits sampans de rejoindre presque n’importe quel endroit de la ville. Bien que très pratique, ce système n’était cependant pas adapté aux ambitions de développement d’une ville moderne pour les Français. Dès l’implantation on remblaie certains lacs pour assainir la ville et gagner en surface constructible. La ville se transforme, les moyens de transports se multiplient, ses infrastructures se développent rapidement.
Les prémices du chemin de fer
Parmi les moyens de transport au Tonkin, les prédécesseurs de Paul Doumer avait déjà initié le développement du chemin de fer. Paul Bert (1886) en avait esquissé les orientations, et une première commission technique pour le chemin de fer au Tonkin avait été crée en 1887. À cette époque, en terme de sécurité, confort, volume de fret, le train n’avait pas d’équivalent. On le considérait comme un excellent moyen de développement et de mise en valeur des colonies. D’ailleurs en Cochinchine il existait déjà une petite ligne de 71 kilomètres entre Saigon et My Tho, mise en service en 1885.
Pour le Tonkin une première ligne entre Phu Lang Thuong (Bac Ninh) et Lang Son fut mise en chantier en 1889. Elle correspondait surtout aux exigences de transport et l’approvisionnement des troupes sur la frontière Est avec la Chine. Mais cette ligne devait également servir à pénétrer la région du Guangxi supposée prospère. Inaugurée en 1894 par le gouverneur général de l’époque, Jean-Marie De Lanessan (1891-1894), cette dernière voie, correspondait au système Decauville de 60cm. Une décision prise par le ministre des colonies de l’époque, à l’encontre des recommandations des intéressés sur place. Ne donnant pas satisfaction à l’usage, le gouverneur suivant, Armand Rousseau (1895-1896), dû faire élargir la voie.
Le plan Doumer pour le Transindochinois
Au décès de Rousseau à Hanoi, c’est alors Paul Doumer, précédemment ministre des finances dans le gouvernement Léon Bourgeois, que l’on sollicita pour reprendre le flambeau.
Persuadé lui aussi que, plus tôt la colonie serait dotée en ingénierie, plus tôt elle serait rentable; Paul Doumer entreprit dès son arrivée une compilation d’études sur les ressources et la topographie du pays. Ceci fait, il présenta au Conseil supérieur de l’Indochine un projet ambitieux de 3 200 kilomètres de voies ferrées. Il redressa en même temps les finances de la colonie, alors déficitaires, afin de crédibiliser sa demande de subvention en métropole. Notamment en créant les 3 régies du sel, de l’alcool de riz et de l’opium, et en prenant d’autres mesures fiscales lourdes pour les Vietnamiens.
Son plan finalement accepté dans une version d’un peu moins d’envergure, Doumer partit en France chercher les investissements nécessaires. En cette période favorable à l’expansion des colonies, pendant laquelle l’Empire du Milieu, en déliquescence, suscitait les convoitises des Européens, il obtint du gouvernement 200 millions de francs de l’époque.
Le Transindochinois, déroulant ses rails du Yunnan à My Tho, en passant par Hanoi, Saigon, Lang Son, et le port de Haiphong était né.
Construire un pont et désenclaver la capitale
La capitale de l’Indochine française devait être la plaque tournante du chemin de fer. Mais pour relier Hanoi aux territoires du nord, à la Chine, et au port de Haiphong, un obstacle d’envergure était à surmonter : Le fleuve Rouge.
Entre la rive droite du quartier Hoan Kiem et la rive gauche du quartier Long Bien, le lit du fleuve Rouge est large de plus d’1,5 kilomètres. Il est profond par endroit d’une 20aine de mètres. Et entre la saison sèche et la saison des pluies le niveau des eaux peut varier de 10 mètres.
A cela il faut ajouter des courants forts, des crues fréquentes, et des bancs de sable qui se déplacent.
Autant pour les navires marchands que pour les bacs à vapeur mis en service en 1893, ces facteurs rendaient aléatoires les lieux de débarquement. La construction de quais en dur s’éternisant d’années en années, il fallait bien souvent mettre les pieds dans la boue. Parfois, même les hippomobiles ne pouvaient accéder aux bacs. Enfin, en basses eaux, lorsqu’il fallait construire des débarcadères et routes sur le grand banc de sable en face de la vieille ville, ils disparaissaient à la saison des pluies. Et tout cela coûtait en main d’oeuvre et en temps.
Traverser le fleuve n’était donc pas simple et débarquer des marchandises non plus. Le fleuve représentait un vrai défi pour l’époque.
La solution pour relier les deux rives était donc un pont; un très grand pont pour l’époque. À tel point que le projet laissa beaucoup de personnes perplexes, comme le rapporte Paul Doumer lors de l’inauguration des travaux, dans ses mémoires “L’Indo-Chine française, souvenirs” :
“Parmi les Français assistant à la cérémonie, depuis le Général Bichot, commandant en chef des troupes et l’Amiral de Beaumont, commandant l’escadre, jusqu’au simple soldat, depuis l’Ingénieur en chef des ponts et chaussées jusqu’au surveillant des travaux, beaucoup étaient septiques et ne croyaient pas ce colossal travail exécutable.”
Bien entendu, les Vietnamiens n’y croyaient pas plus. Doumer rapporte, qu’en voyant l’enfilade de drapeaux plantée à l’emplacement des futures piles du pont, les mandarins étaient persuadés qu’on y tendrait seulement un câble pour guider les bateaux.
Le plus grand pont de France
Un défi technologique
En 1897 le concours pour la construction du pont fut lancé. L’entreprise Daydé et Pillé le remporta face à 6 autres grandes sociétés de construction françaises. Malgré un prix légèrement plus élevé que leur principal concurrent, leur projet fut jugé plus innovant et plus élégant. Les poutres d’acier de type Cantilever assuraient une plus grande solidité au pont tout en permettant d’enjamber de plus grandes distances, réduisant de fait le nombre de piles à construire. En France, seul le viaduc de Tolbiac surplombant les voies ferrées de la gare Paris Austerlitz, avait été construit selon ce nouveau procédé. De même la méthode à air comprimé utilisée pour édifier les piles de pont était ce qui se faisait de mieux à l’époque.
Les plans comprenaient un pont d’une longueur total de 2500 mètres, dont 1682 enjambant le fleuve, 19 travées, 2 culées, et 18 piliers descendant à 30 mètres sous le niveau des plus basses eaux. Pour un prix d’un peu plus de 6 millions de francs d’époque.
En septembre 1898, à la fin de la saison des pluies, Paul Doumer posa la première pierre. Une logistique aussi impressionnante qu’efficace se mouvait déjà en arrière-plan, puisque 15 000 tonnes de matériel et 7 000 tonnes de fer et d’acier devaient être acheminés depuis la France.
Toujours selon les mémoires de Paul Doumer : “La construction du pont de Hanoï fut exécutée avec une puissance de moyens, une continuité d’efforts vraiment remarquables. Au fur et à mesure que des groupes de piles s’achevaient, les poutres d’acier arrivaient de France, et le montage commençait aussitôt. On voyait le pont s’avancer peu à peu sur le fleuve. C’étaient encore les indigènes qui assemblaient les pièces métalliques, qui manœuvraient les puissants appareils de levage, qui posaient les rivets. Au début, les riveurs avaient été recrutés en grand nombre parmi les Chinois, qui étaient plus forts que les Annamites ; mais progressivement ceux-ci évincèrent ceux-là. S’ils avaient moins de force, ils étaient tellement actifs et habiles qu’ils produisaient plus de travail ; les ingénieurs leur donnèrent la préférence.”
Sous la direction d’une quarantaine d’ingénieurs et chefs de chantier français, c’est 3000 ouvriers vietnamiens et quelques chinois, qui se relayèrent sur le gigantesque chantier. Le travail le plus dur fut la construction des piliers. Il fallait en effet creuser le lit du fleuve dans des caissons pressurisés afin que l’eau n’y rentre pas. Cela, jusqu’à 20 ou 30 mètres de profondeur. Avec la chaleur et l’humidité difficilement supportables, les équipes devaient se relayer toutes les 4 heures.
Paul Doumer : “L’on interrogeait avec une curiosité jamais assouvie les ouvriers de l’entreprise qui exécutaient la belle maçonnerie des piles, sous la direction des contremaîtres français. Ils travaillaient d’abord à l’air libre, dans le caisson de fer qui s’en allait comme un bateau prendre sa place et s’enfonçait au fur et à mesure que la maçonnerie l’emplissait ; puis à l’air comprimé, dans la chambre ménagée sous la maçonnerie où l’on creusait la terre au fond du fleuve pour faire enfoncer progressivement le caisson et la pile de pierre qui s’élevait dans ses flancs. Et la chambre de travail descendait chaque jour davantage! Elle était à 20 mètres sous l’eau avec une pression de l’air égale à deux atmosphères, puis à 25 mètres, à 30, avec l’énorme pression de trois atmosphères, puis à 31, 32 quelquefois 33 mètres, où le travail devenait horriblement pénible…”
L’engagement d’un homme, l’influence de la France
Prévu pour durer 5 ans, le chantier se termina en moins de 4 ans. C’était 1 an de gagné sur l’énorme chantier du Transindochinois.
Le pont Paul Doumer comportait alors une voie métrique centrale pour le train, et 2 voies latérales en bois pour les piétons et les cycles. Frilosité budgétaire ou manque de vision, les automobiles devront emprunter le bac encore plusieurs années.
A ce moment, le pont Paul Doumer était dit-on, l’un des 4 plus grands ponts au monde. Assurément le plus grand que la France ait jamais construit en Métropole et dans ses colonies.
Outre l’exploit technologique, la praticité pour le petit commerce entre les deux rives et pour les plus gros volumes venant de Haiphong; ce pont réalisait une ouverture économique sur les territoires du nord. Avec pour les colons la perspective de d’exploiter de nouvelles terres agricoles et minières. Enfin, avec son élégante silhouette de dentelle rappelant pour les Vietnamiens le corps d’un dragon, le pont faisait l’unanimité.
Par la réalisation de cet important ouvrage, la France renforçait également son influence dans la région.
L’ouverture sur le Yunnan et le Guangxi était jugée primordiale dans le contexte de rivalité avec les Anglais pour la conquête de l’Asie.
La population française locale était évidemment très fière, et les Vietnamiens naturellement impressionnés.
On le ressent dans les propos de Paul Doumer : “L’établissement du pont d’Hanoi (…) a frappé de manière décisive l’imagination des indigènes. Les procédés ingénieux et savants qui ont été employés et les résultats obtenus leur ont donné conscience de la force bienveillante de la civilisation française. Notre génie scientifique, notre puissance industrielle ont conquis moralement une population que les armes nous avaient soumise.”
Une façon de rendre les honneurs à Paul Doumer pour sa clairvoyance et son dévouement dans l’entreprise, fut sûrement de nommer le pont de Hanoi de son nom.
Deux inaugurations
Pour sa première inauguration, le 2 février 1902, le pont Paul Doumer reçu entre autres : le gouverneur général lui-même, le roi Thanh Thai venu spécialement de Hué, Paul Beau, alors ministre de France à Pékin (futur successeur de Paul Doumer en octobre de la même année); et les sommités civiles et militaires.
Finalement, le 28 février, le pont ouvrit au public. Il emporta par la même occasion son fervent promoteur jusqu’au port de Haiphong. Paul Doumer rentrait définitivement en France où sa carrière politique et son destin présidentiel l’attendaient.
Il faut attendre 21 ans, en 1923, pour que les voies latérales du pont soient élargies et que les automobiles puissent y circuler. Les 2 voies de 1,3 mètres sont transformées en chaussées de 2,2 mètres auxquelles on ajoute des trottoirs de 1 mètre. On adjoint également 4 garages de 4,2 mètres afin que les véhicules puissent se doubler de distance en distance. Chaussées et trottoirs sont toujours en bois, de 4 cm d’épaisseur. 500 000 rivets et 2 400 tonnes de métal complètent la structure originelle. De nouveau les Etablissements Daydé réalisent les travaux, sans même arrêter le train.
Une nouvelle inauguration eu lieu le 23 avril 1924 sous l’autorité du gouverneur général de l’époque, Martial Merlin.
C’est le choix de la structure en poutres, qui permis ces modifications sans altérer la sécurité du pont. D’ailleurs en cette première moitié de 20ème siècle, le pont Paul Doumer vit passer nombre de crues sans broncher. La plus importante fut celle de 1926. Le niveau du fleuve dépassa alors de 60 cm les digues existantes qu’il fallu renforcer dans l’urgence. Mais le fleuve s’engouffra dans 2 brèches côté Long Bien et inonda la rive gauche. L’administration coloniale entreprit alors les derniers grands travaux d’amélioration des digues de Hanoi.
Le pont Paul Doumer jusqu’aux accords de Genève
Le pont Paul Doumer devient le pont Long Bien
Durant la seconde guerre mondiale l’armée japonaise envahit l’Indochine dès septembre 1940. Mais la souveraineté du territoire fut laissée à la France de Vichy. Cependant, à partir de 1944, les américains entreprirent des bombardements plus fréquent sur les infrastructures d’Indochine et les positions nippones. Le 5 mars 1945 la 14ème Air Force pris 9 ponts pour cible, dont le pont Paul Doumer. Face à l’intensification des bombardements et la crainte de voir un débarquement allié, l’Armée impériale nippone lança alors son plan d’offensive éclair contre les garnisons françaises. Le coup de force japonais du 9 mars 1945 mit fin de manière sanglante à l’emprise française sur l’Indochine.
Le 20 juillet les japonais intronisèrent un nouveau et premier maire vietnamien pour Hanoi. Durant son éphémère mandat d’un mois, le docteur Tran Van Lai décida de déboulonner quelques statues et de rebaptiser les noms des rues de la ville en vietnamien. Le pont Paul Doumer ne fit pas exception. Il pris le nom du quartier se trouvant sur la rive gauche, pour devenir le pont Long Bien.
Le 15 août l’Empereur Hirohito annonçait la capitulation du Japon. Le 2 septembre 1945 Ho Chi Minh déclarait l’indépendance du Vietnam.
Lorsque la France entrepris son retour en Indochine via Saigon, la situation était extrêmement tendue. La tutelle étrangère laissée vacante, la “révolution d’Août” était en marche. Partisans de l’indépendance et troupes françaises libérées par les Anglais s’affrontèrent à Saigon. 450 civils Français et Eurasiens furent tués. Une fois la Cochinchine “pacifiée”, le général Leclerc gagna ensuite Hanoi à la faveur d’accords entre Ho Chi Minh et Jean Sainteny censés ouvrir la voie à un Vietnam indépendant au sein d’une “Union française”. Leclerc entra à Hanoi en empruntant le pont Long Bien avec son 2ème DB le 18 mars 1946.
La suite des négociations fut torpillée par l’Amiral d’Argenlieu qui s’empressa de faire proclamer l’indépendance de la Cochinchine.
La guerre d’Indochine
La situation de non retour fut atteinte avec le bombardement de Haiphong le 23 novembre 1946. Une fusillade éclata lors d’un contrôle d’une jonque par les douanes françaises. Ces dernières ayant repris unilatéralement leurs activités en septembre sur ordre d’Argenlieu. Une opération terrestre fut lancée mais rencontra de la résistance. La marine française riposta en bombardement indiscernement la ville portuaire. Le bilan fut d’environ 6 000 morts dont une majorité de civils. Du jamais vu depuis la présence française en Indochine.
La réponse vietnamienne arriva le 19 décembre 1946 par la bataille de Hanoi. Deux mois de combats de rue entre milices et réguliers Viet Minh face aux troupes françaises. Au premier jour, les Viet Minh tentèrent de faire sauter le pont Long Bien afin de couper l’accès au terrain d’aviation, et à d’éventuels renforts de Haiphong. Les charges n’explosèrent pas et ils furent contraints de saboter les voies en retirant les planches en bois du revêtement. Un groupement blindé les repoussèrent.
Finalement, le 17 février 1947, les dernières troupes du général Giap réussirent à quitter audacieusement Hanoi. Elles traversèrent par une nuit noire et pluvieuse le fleuve Rouge, sous le pont Long Bien, à l’aide d’une vingtaine d’embarcations. Les sentinelles s’en rendirent compte trop tard; environ 1 000 hommes réussirent à rejoindre l’autre rive.
S’ensuivit 8 ans d’une guerre acharné, d’un côté pour maintenir l’Empire colonial français et le rang de la France au sein des puissances qui comptent; de l’autre pour l’indépendance et l’émancipation. Après la défaite française de Dien Bien Phu du 7 mai 1954, le traité de Genève de juillet clôt 100 ans de colonisation française au Vietnam. Les derniers soldats coloniaux se retirèrent de Hanoi le 9 octobre en empruntant le pont Paul Doumer à pied. Le jour suivant, les Vietnamiens victorieux entrèrent symboliquement dans la capitale en empruntant le pont en sens inverse.
La guerre Américaine
En 1955 débute le conflit entre le sud et le nord Vietnam. Le gouvernement de Ngo Dinh Diem refusant de tenir le référendum prévu par les accords de Genève. D’abord seulement conseillers pour le sud, les américains s’impliquèrent directement dans les combats à partir de 65; prétextant les “incidents du golfe du Tonkin”. Il fut alors décidé de couper par tous les moyens l’approvisionnement et l’infiltration des troupes nord vietnamiennes au sud. L’aviation devait bombarder systématiquement les routes, les ponts, les voies ferrées, les ports, etc… au nord du 17ème parallèle. Nom de l’opération : Rolling Thunder.
De part son rôle stratégique, seul pont ferroviaire sur le fleuve Rouge, reliant à la fois le port de Haiphong et le soutien chinois, le pont Paul Doumer tenait une place de choix sur la liste de 94 objectifs à détruire. Cependant, par peur d’escalades dangereuses entre les différents protagonistes, les américains ne le ciblèrent pas avant 1967.
Les premiers raids contre le pont Paul Doumer
Mais le pont fut loin d’être laissé sans défenses. Plus de 300 batteries anti-aériennes de 37 à 100 mm protégeaient la zone de Hanoi. Sur le banc de sable au milieu du fleuve et sur les plus hauts sommets du pont étaient placés des mitrailleuses de 12,7 mm. Parmi les défenses, 8 canons de 10 km de portée, disposés en octogone autour du pont, servaient pour les tirs de barrage. Quelques MIG se trouvaient prêts à intervenir. Auxquels il fallait ajouter environ 80 sites de lancement des redoutés missiles soviétiques sol-air S-75 (SA-2).
L’espace aérien nord vietnamien était alors le mieux défendu de la planète depuis la seconde guerre mondiale.
Le pont fut d’abord frappé à 10 reprises en 1967. Le premier raid eut lieu le 11 août dans l’après-midi. Des chasseurs bombardiers F-105 basés en Thaïlande larguèrent 94 tonnes de bombes, détruisant la travée centrale et endommageant les voies routières de 2 autres travées. Un second raid le lendemain ajouta aux dégâts de la veille.
Ce fut le premier test pour les ouvriers ferroviaires qui n’avaient encore jamais réparé d’aussi grand pont; de surcroit de nuit, pour éviter d’être pris pour cible. Finalement la circulation repris après 2 mois de travaux, début octobre.
À la faveur d’une ouverture météo, l’USAF lança une nouvelle attaque le 25 octobre. Encore 2 travées furent détruites. Pour gagner du temps, au lieu couper une à une les poutres d’acier, on les dynamita afin de poser de nouvelles sections. Déjà, fin novembre le pont était de nouveau en service. Cependant, mi-décembre, deux nouvelles attaques eurent lieu, coupant cette fois la voie sur 5 travées consécutives.
Le pont Paul Doumer demeura inutilisable jusqu’à l’arrêt de la campagne de bombardement sur le nord Vietnam au printemps 1968.
Le pont flottant SH1
Alors que les équipes du chemin de fer se relayaient pour réparer le pont au plus vite, les ravitaillements continuaient de passer le fleuve. Hommes, matériels, camions et wagons passaient par bacs. Et durant les 8 mois de réparation, ces équipes mirent au point un ingénieux ponton ferroviaire flottant. Grâce à des barges de 300 tonnes, 40 mètres de long et 8 mètres de large, équipées de rails, le train continua de traverser. Un système impressionnant, car afin d’être au niveau des berges, les rails se trouvaient sur des échafaudages à 1,5 mètres au dessus des barges dédoublées. De fait le train circulait à 2,6 mètres au dessus des eaux, pliant dangereusement les jonctions entre les barges.
Avant les premières lueurs du jour, les barges étaient démontées et cachées; les rails, les culées de ponton et les locomotives dédiées à la traversée camouflés. Le soir elles étaient de nouveau remorquées et assemblées en l’espace d’1 heure. C’est ainsi qu’opéra le pont flottant SH1, pour Sông Hồng 1 (fleuve Rouge 1), d’avril à juin 68. Il se situait au niveau de l’actuel pont Tranh Tri, 6 kilomètres en aval.
Cette technique fut appliquée à d’autres ponts ferroviaires du nord Vietnam. Et un peu de la même manière, le réseau terrestre possédait des voies cachées contournant les gares prises pour cible par l’aviation américaine. Un slogan des ouvriers des voies ferrées résume bien leur abnégation : “Traverser les rivières sans pont, faire rouler les trains sans gares, nous avançons malgré le feu ennemi !”
De l’aveu même des américains, les bombardements eurent beaucoup moins d’effet que prévu. On comprend pourquoi.
Reprise des campagnes de bombardement
En 1972 les États-Unis relancèrent les bombardements suite à l’offensive nord vietnamienne à travers le 17ème parallèle. L’aviation américaine frappa encore 4 fois le pont. Mais cette fois avec de toutes nouvelles bombes à guidage laser, rendant les attaques terriblement plus efficaces. Le pont Long Bien devint l’une des toutes premières cibles de l’histoire de ce nouveau type d’armement.
Les 10 et 11 mai, des F-4s menèrent deux raids envoyant 4 travées dans le fleuve et en abîmant d’autres. Puis le 10 septembre, 2 travées supplémentaires basculèrent dans le fleuve, coupant au total 1500 mètres de voie. De nouveau, un ponton flottant nommé SH2 pris le relais.
Cette dernière opération américaine, Linebacker, atteignit son paroxysme avec le bombardement de Hanoi au mois de décembre. L’accord de paix de Paris arriva le 27 janvier 1973. Au mois de mars 73, le pont accueillait de nouveau son train.
Miraculeusement rescapé de la guerre américaine, le pont y a tout de même perdu une grande partie de sa structure originelle. Surtout au niveau du plus grand bras du fleuve, côté Long Bien. Des travées ont été remplacées avec de l’acier d’origine russe, des piles bétonnées, et de nombreuses autres ajoutées.
Régulièrement, les démineurs remontent des bombes non explosées à proximité du pont. La dernière, parmi les centaines de tonnes larguées, a été découverte en juin 2021 à 800 mètres du pont. Elle pesait 280kg et mesurait 1,6 mètres. En 2017 une bombe de 2 mètres contenant 900 kg d’explosifs reposait à 5 mètres seulement de la 13ème pile.
Le pont Paul Doumer de nos jours
Un pont plus que jamais actif
Jusqu’en 1985 le pont Long Bien resta l’unique passage permanent au dessus de fleuve Rouge. Deux autres ponts vinrent alors le compléter. Interdit pendant un moment aux véhicules motorisés, il dut néanmoins ré-ouvrir aux 2 roues en 2005 à cause du trafic de plus en plus dense entre les 2 rives.
Malgré ses cicatrices et le climat humide qui ronge son acier, le pont reste un moyen de communication vital au coeur de Hanoi. Chaque jour, une 20aine de convois de trains l’emprunte, ainsi que des piétons, et des milliers de deux roues. Paradoxalement il n’a peut-être jamais été autant fréquenté. Bondé le matin et le soir pour ceux qui travaillent sur la rive opposée, le pont est aussi un lieu de promenade. Les jeunes Hanoiens y font des selfies et des photos de mariage. Les touristes viennent découvrir ce vieux mastodonte patiné par le temps. Puis le soir, les amoureux viennent s’y retrouver, contempler le fleuve et ses lumières jusque tard dans la nuit. Des groupes d’amis se désaltèrent auprès d’échoppes ambulantes faites de tabourets et de nattes, tandis que le fleuve apporte une brise fort appréciable.
Le pont tient aussi lieu de petit marché pour quelques vendeurs ambulants; et deux passerelles permettent également de descendre sur l’île aux bananes (qui porte évidement bien son nom). On se retrouve alors en plein jardin maraîcher, pourtant à quelques centaines de mètres du centre ville.
Enfin, côté vieux quartier, c’est le marché de nuit, dit marché Long Bien qui s’anime à partir de 22h. Installé au niveau de la première traverse du pont, il s’agit du plus grand marché de gros de la ville. Commerçants, livreurs, vendeurs ambulants, le marché déborde sur les voies du périphérique et ne ferme qu’au petit matin vers 5h.
>>> Lire notre article sur les marchés de Hanoi
L’avenir du pont Paul Doumer
Traverser le pont Long Bien en période de pointe est toujours impressionnant. Avec son allure frêle, on se demande comment il arrive à supporter le poids de tous ces scooters, roue contre roue, avançant à peine plus vite que les piétons. Mais même le train y passe…
Diagnostiqué en 1995 puis en 2004, les réparations les plus importantes ont été faites à hauteur de 5 millions de dollars. Mais la remise en état complète s’avère un chantier titanesque. Et le prix bien évidement astronomique. En 2014 il a même été envisagé de le démonter pour laisser place à un pont plus moderne. L’idée a fait un tollé chez les Hanoiens.
Plusieurs autres projets ont émergé depuis. Des financements privés, ainsi que français sont recherchés. Car le pont est aussi un trait d’union entre les 2 pays, le témoignage d’un passé commun qui ne fut pas toujours qu’un rapport de force. En outre, ces anciens ouvrages d’art contribuent encore de nos jours au rayonnement culturel de la France.
Remise à neuf, déplacement, transformation en musée; les projets divisent toujours. Les Hanoiens sont réellement attachés à ce pont qu’ils ont inlassablement réparé, avec ingéniosité et ténacité. Le pont Long Bien est ainsi devenu un symbole de résistance et de fierté pour la ville.
Si Paul Doumer n’a clairement pas la popularité d’Alexandre de Rhodes, ou d’Alexandre Yersin , son pont, lui, est bel et bien devenu une véritable icône vietnamienne.
Espérons qu’il tienne sa place sur le fleuve pour longtemps encore !
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Quelle magnifique œuvre, que j’ai ratée les deux fois où j’avais rendu visite à Hanoi. Trop prise par la famille.
Merci pour ce récit historique. Une question me taraude : Comme beaucoup de monuments superbes dans l’Histoire, est ce que ce pont a coûté en vies humaines ? L’article n’en parle pas.
Bonjour. Bonne question; il devait y avoir des accidents en surface mais aussi sous les eaux du fleuve. Creuser les piles de ponts à ces profondeurs et avoir des pompes qui lâchent devait être terrible. Malheureusement je n’ai pas de réponse précise à ce jour. Hélas oui il y a eu des morts, comme sur la plupart des chantiers de l’époque. N’ayant pas vu de polémique à ce sujet lors de l’écriture de cet article, il est à espérer que ce ne fut pas dans une mesure plus dramatique que sur d’autres ouvrages d’art ailleurs dans le monde. Si je trouve des informations précises je les rajouterai à l’article.